L’océan, puits de carbone à l’avenir incertain (LOV, LOMIC)

L’océan est un important puits de carbone, capable de capturer le CO2 atmosphérique grâce au couplage de deux phénomènes, physique et biologique. Il séquestre ainsi près de 30 % du CO2 émis par les humains. De nombreux aspects du processus biologique, très complexe, restent méconnus et les scientifiques tentent d’en percer les secrets grâce à des campagnes océanographies et le déploiement d’instruments autonomes. Dans ce contexte, difficile pour eux de prédire comment le changement climatique va influencer cette pompe à carbone et quels effets cela aura sur le cycle global du carbone. Plongeons dans leurs découvertes et leurs interrogations.

un article de Marie Pérez sur le site CNRS/INSU

Physique et biologie travaillent main dans la main

L’océan capte et stocke le CO2 atmosphérique grâce à deux processus : l’un physique, l’autre biologique. Le premier fonctionne grâce à la solubilité du CO2 dans l’eau. Le CO2 atmosphérique se dissout naturellement dans l’océan et cette dissolution est favorisée à basse température. L’eau froide étant plus dense, elle plonge, emportant avec elle le CO2 dissous. Le deuxième processus s’appuie sur la photosynthèse réalisée par le phytoplancton. Ces algues microscopiques absorbent le CO2 de l’atmosphère et le transforment en matière organique et en dioxygène (O2) grâce à la lumière du Soleil. Lorsqu’elles meurent, une partie s’exporte vers le fond de l’océan, séquestrant ainsi le carbone dans les profondeurs. « On entend souvent dire que les forêts représentent un puits de carbone majeur. Mais l’océan aussi, grâce à la ‘forêt de la mer’ que constitue le phytoplancton. Et alors que les forêts prennent très longtemps à se régénérer, la biomasse algale se reforme en quelques jours », rappelle Cécile Guieu, chercheuse au Laboratoire d'Océanographie de Villefranche (LOV).

Au final, près de 30 % des émissions de CO2 que l’Homme produit sont capturés par l’océan. « Mais c’est uniquement grâce au processus physique que cet excédent de gaz carbonique est absorbé, explique Stéphane Blain, chercheur au Laboratoire d'Océanographie Microbienne (LOMIC). En effet, le phytoplancton n’a pas bénéficié de l’excès de CO2 produit par les activités humaines et la quantité de CO2 piégée par le processus biologique reste donc inchangée. » Dans le contexte du changement climatique, réaliser un bilan carbone pour décrire la capacité de l’océan à absorber le CO2, aujourd’hui et à l’avenir, est un enjeu de recherche majeur.

Le très mystérieux processus biologique

Le processus physique est relativement bien connu depuis de nombreuses d’années car il implique essentiellement deux paramètres : la température et la salinité. Ceux-ci sont responsables de la circulation thermohaline, le circuit que l’eau de mer emprunte pour se déplacer à travers le globe.

Au contraire, le processus biologique reste encore très compliqué à décrire pour plusieurs raisons. Déjà, car il implique beaucoup plus de paramètres que le processus physique. Ensuite, « parce que l’état de l’océan n’est plus statique à cause du changement climatique, comme le souligne Cécile Guieu. On étudie un objet en évolution permanente sans connaitre la vitesse de modification des processus, comme par exemple l’intensification de la stratification liée au réchauffement qui va réduire les apports nutritifs des couches profondes de l’océan vers la couche éclairée. » Enfin, car, comme l’explique Fabrizio D’Ortenzio, chercheur au Laboratoire d'Océanographie de Villefranche, « l’océan est un objet très vaste – il recouvre 70 % de la planète –  et unique – les changements qui ont lieu à un endroit se répercutent partout. Ainsi, le phytoplancton est en permanence soumis à des modifications de son environnement proche qui ont parfois des causes à l’autre bout de la planète. Avoir une vision d’ensemble des connexions entre la dynamique de l’océan et celle du phytoplancton est donc primordiale ». Cette vision d’ensemble de l’océan est possible depuis l’espace : un satellite en orbite polaire observe, en 24 heures, la totalité de la surface océanique avec une résolution d’environ 1 km. Avec une telle résolution, on peut déterminer la concentration en chlorophylle1 et même celle des différentes espèces de phytoplancton.

Mais le satellite n’est pas capable de voir ce qu’il se passe sous la surface de l’eau. Pour cela, l’observation de terrain reste obligatoire et elle est généralement effectuée à partir de navires océanographiques, infrastructures par excellence des océanographes. Afin de multiplier les observations, les scientifiques ont commencé, il y a quelques années, à déployer des capteurs autonomes un peu partout : sur les navires de commerce, sur les animaux marins, sur des flotteurs ou des planeurs sous-marins etc. « Ces instruments autonomes avaient déjà fait leurs preuves pour la météo et la physique de l’océan. Aujourd’hui, nous sommes à un tournant de la recherche océanographique car ils commencent également à nous fournir des données biogéochimiques ! », assure Fabrizio D’Ortenzio. Il concède toutefois qu’il n’a jamais autant embarqué à bord des bateaux que depuis qu’il s’occupe de ces robots qui ont besoin de surveillance et de maintenance. De plus, l’observation par navire reste indispensable car le nombre des paramètres échantillonnables par robot est encore très limité.

Le fer, un élément clé de la pompe biologique

Le phytoplancton ayant besoin de lumière pour vivre, il se trouve uniquement dans la couche éclairée de l’océan. La profondeur de celle-ci varie selon la turbidité de l’eau : là où l’eau est très claire, elle atteint environ 100 mètres, pour une eau très trouble, elle peut s’arrêter à 20 mètres. La présence de phytoplancton dépend aussi des apports en éléments nutritifs. Les deux éléments essentiels à son développement sont l’azote et le phosphore. Un certain nombre de métaux, en particulier le fer, sont, quant à eux, indispensables aux processus enzymatiques. Il y a donc une grosse variabilité spatiale de la masse de phytoplancton à travers le monde. Celle-ci varie également en fonction des saisons.

Cécile Guieu étudie l’impact des sources externes en éléments nutritifs, en particulier le fer, sur l'activité planctonique. Stéphane Blain travaille sur le cycle du carbone dans l'océan et son interaction avec le cycle du fer. « On s’intéresse au fer océanique depuis à peine 30 ans, précise-t-il. L’intérêt pour cet élément a été stimulé indirectement par une idée de géo-ingénierie2 : injecter du fer dans l’océan pour augmenter la quantité de phytoplancton et activer davantage la pompe biologique. Heureusement, cela n’est actuellement pas sérieusement envisagé car ni l’efficacité, ni les effets secondaires d’une telle manipulation ne sont connus. ». Les études pour approfondir les connaissances sur la pompe biologique de CO2 reposent largement sur des campagnes océanographiques « On essaie de trouver des endroits ‘intelligents’ où effectuer les prélèvements, explique Stéphane Blain. La région des îles Kerguelen est propice car elle est naturellement fertilisée en fer et peut être comparée au reste de l’Océan Austral, très pauvre en fer. » 

En 2019, l’expédition Tonga, dans l’océan Pacifique, permet une grande découverte. « On pensait que le fer consommé par le phytoplancton venait quasi-exclusivement des apports atmosphériques et, dans cette région très volcanique, l’hypothèse des aérosols volcaniques était dominante. Mais la découverte de sources hydrothermales peu profondes, à moins de 200 mètres sous la surface, pouvant alimenter en fer les eaux éclairées, remet en cause cette hypothèse », révèle Cécile Guieu qui a conduit l’expédition. Les sources hydrothermales sont en lien avec l’activité volcanique du plancher océanique et sont particulièrement nombreuses dans les zones d’arc, comme l’Arc des Tonga, cible de cette expédition. Ces fluides hydrothermaux, émis peu profondément dans l’océan, contiennent des gaz et de nombreux éléments chimiques, dont le fer, qui peuvent alimenter la couche éclairée, siège de la photosynthèse. « Quand on travaille sur un sujet aussi complexe que l’océan, l’interdisciplinarité est clé. Durant l’expédition Tonga, océanographes et géophysiciens ont collaboré pour comprendre ce qu’ils voyaient sous l’eau », souligne Cécile Guieu. Malgré l’importance de cette découverte, de nombreuses questions demeurent sur le lien entre le nombre et le fonctionnement de ces sources de fer, et leur impact sur le cycle du carbone à grande échelle. Prochaine étape : coupler les mesures biogéochimiques3 à des observation in situ avec des caméras. 

Le phytoplancton n’est pas le seul à avoir besoin de fer, il est convoité par l’ensemble des microorganismes marins et en particulier les bactéries. Ces dernières utilisent une partie de la matière organique produite par le phytoplancton comme source de carbone et d’énergie. Lors de la respiration, les bactéries transforment le carbone organique en CO2, agissant ainsi comme une sorte de contre-pompe à carbone. La respiration est un processus cellulaire qui requière du fer ; phytoplancton et bactéries peuvent donc, dans certaines conditions, être en compétition pour ce micronutriment. Ingrid Obernosterer, chercheuse au Laboratoire d'Océanographie Microbienne, s’intéresse au rôle des bactéries dans le cycle biogéochimique du carbone et du fer. « On trouve des bactéries dans toute la colonne d’eau, de la surface jusqu’aux abysses, et il y en a environ un million de cellules bactériennes par millilitre d’eau, explique-t-elle. On connaît assez bien le rôle des bactéries, dans leur ensemble, dans le cycle des éléments, et plusieurs études démontrent la grande diversité des espèces. En revanche, le rôle spécifique de chaque espèce reste encore largement méconnu, et ceci est particulièrement vrai pour le cycle du fer. » Pour étudier ce sujet, des prélèvements en mer sont nécessaires. Les expériences menées à bord permettent de déterminer la respiration bactérienne et donc le taux de production de CO2. Des prélèvements réalisés à plusieurs profondeurs permettent de concentrer les cellules bactériennes sur de filtres qui serviront, au retour en laboratoire, à l’extraction d’ADN et d’ARN. Leur séquençage4 donne des informations sur les espèces présentes, ainsi que sur les gènes qui sont exprimés à un moment donné. Grâce à ces expériences, Ingrid Obernosterer et ses collègues ont pu obtenir des résultats sur les différents types de transport de fer employés par les différentes espèces bactériennes. « L’enjeu est de combiner des données très complexes sur la diversité bactérienne d’un côté, et les différentes formes de carbone et de fer disponibles de l’autre. Dans ce contexte, le lien entre microbiologie et chimie et son impact sur les flux de carbone océanique reste encore à explorer ».

L’incertitude du changement climatique

Le changement climatique transforme l’océan mais, étant donné que de nombreux mécanismes restent encore mal connus voir inconnus, les prévisions sont extrêmement difficiles à faire. On sait que le réchauffement de l’océan pourrait réduire l’efficacité de la pompe physique puisque c’est l’eau froide qui absorbe davantage le CO2. Il pourrait également ralentir la circulation thermohaline. Si celle-ci venait à s’arrêter, le climat terrestre s’en retrouverait très perturbé. « Aujourd’hui, les physiciens s’intéressent particulièrement aux structures océaniques de petite taille (10-100 km), explique Fabrizio d’Ortenzio. Comment vont-elles évoluer dans un contexte climatique en plein changement ? Vont-elles impacter la circulation thermohaline et comment ? Quelles rétroactions pourront-elles avoir sur le climat et les écosystèmes marins ? » Côté biologie, le réchauffement aura aussi des conséquences, mais lesquelles ? Par ailleurs, il n’est pas le seul phénomène à inquiéter les scientifiques. L’augmentation de l’absorption de CO2 provoque l’acidification des océans car lorsque le gaz carbonique se dissout dans l’eau de mer, il forme un acide carbonique. Que ce soit pour la pompe physique ou biologique, l’avenir est incertain et seuls le travail des scientifiques et le développement de nouveaux instruments pourront nous aider à l’éclairer.

Marie Perez